* Volodia sent un vent de panique la submerger : elle vient de donner son vêtement au dernier convive, et ce dernier passera le pas de la porte d'une seconde à l'autre. Son cœur bat la chamade, et ses jambes se mettent à trembler sous elle. Elle commence à apprendre à dissimuler sa crainte, et on ne perçoit, qu'en regardant bien, un léger frémissement. Machinalement, elle retire le châle qu'elle a l'habitude de porter par-dessus sa tenue de moine de l'air : elle sait que s'il vient à s'abîmer, il dira que c'était sa faute.
Son père salue le dernier invité, et louvoie jusqu'à la cuisine. *
/ Toujours ce rituel, je n'en peux plus.../
# Denma, notre fille a-t-elle développé sa maîtrise, aujourd'hui?#
/ Je peux entendre d'ici son souffle saccadé... Elle doit le détester autant que moi. /
# Non, Tenrar. Toujours pas...#
* Volodia entend son père tourner les talons et la rejoindre dans le salon. Elle lève les yeux vers lui : il lui semble immense, telle une montagne. Ses bras sont dissimulés derrière son dos. Il reste un moment ainsi, puis son regard est attiré par le châle qu'elle vient de poser sur le dos d'une chaise. *
/ Qu'est-ce qu'il va bien pouvoir inventer, cette fois?/
# Pourquoi as-tu retiré ton écharpe, Volodia? dit-il en attrapant le tissu et en caressant les motifs. N'aimes-tu pas le travail de ta mère? #
Bien sûr que si, père.
# Mets-là, alors. #
* Sans un tremblement, Volodia attrape le châle et se l'enroule autour des épaules. Son père hoche la tête d'un air approbateur. Il s'assoit alors en tailleur et saisit une bougie qui traîne sur une table basse. D'un signe, il enjoint sa fille à faire de même. La bougie s'allume, et la flamme tremblote. *
# Regarde comme ce feu est fragile... #
*Volodia écarquille les yeux de frayeur. *
/ Il ne va pas.../
*Tenrar saisit violemment sa fille par l'épaule et la penche au-dessus la bougie. En une seconde, son œil se trouve à dix centimètres de la flamme. Elle sent la faible chaleur sur son visage. Les fils de son châle trempent dans la cire qui commence à peine à fondre. La bougie semble si proche, et pourtant si inaccessible... Elle pourrait la souffler en une seconde, mais elle sait qu'il la battrait. Elle ferme les yeux, priant pour qu'un courant d'air avorte son envie de torture. *
# MA fille, incapable de maîtriser l'air! MA fille, qui repousse mes amis! Crois-moi, ma grande, si l'un de ses imbéciles souhaitait te malmener, je le laisserais faire sans un regard en arrière! Je ne peux qu'avoir honte de toi! #
*Tenrar enfonce un peu plus le visage de sa fille vers la bougie, et le tricot commence à s'enflammer. Une odeur de brûlé chatouille les narines de Volodia, qui sent des larmes pointer au coin de ses yeux. *
S'il te plaît... Non, pas ça... Je...
# "Non"? Tu oses me dire "non"? Tu n'as rien à me demander! Allez! Tu sais très bien ce que j'attends de toi! #
* Une vraie flamme nait sur le châle, grandit, grimpe lentement à l'assaut des cheveux de Volodia, qui tombent sur ses épaules. Elle s'agite d'une secousse : cela ne sert qu'à raffermir l'emprise que son père a sur elle. Ses épaules lui font mal, mais elle ne sent que le feu qui monte le long de son bras. *
S'il te plaît, Maman...
* Tenrar se retourne vivement. Denma, qui observait la scène, s'esquive soudain à reculons, un air terrifié sur le visage. *
# Qu'est-ce que tu regardes?! Ça pourrait être toi! Estime toi heureuse! #
* Volodia sent soudain le feu contre sa peau, et pousse un cri de surprise. Elle gesticule pour faire tomber le tissu de ses épaules, en vain. /Jamais il n'avait utilisé le feu auparavant. Le feu... Ce n'est pourtant qu'une bougie. Résiste! Endure la douleur! Tu sais très bien comment ... / Elle sent sans la voir la cloque qui se forme sur son avant bras, souffre d'avance du tissu qui frotte sur sa peau endolorie. /Et elle qui regarde... Qui ne fait jamais rien! / Sentant le regard de pitié de sa mère dans son dos, une vague de colère l'emplit toute entière. Elle se cabre, ruant, furieuse. Une seconde, elle réussit à déstabiliser son père, envahie d'une fougue passagère. Elle parvient à faire volte face, et se défait du châle en un mouvement convulsif. Un grondement sort de sa gorge. *
PLUS JAMAIS!
* Son hurlement s'accompagne d'un mouvement de défense : ses mains se propulsent en avant, paumes dressées, et en un instant, elle oublie sa peur phobie. L'idée même de maîtriser l'air n'est plus si détestable, si méprisable, car elle a beau lui donner un horrible point commun avec celui qu'elle hait, elle lui permet surtout de lui tenir tête. Alors même qu'elle souhaite de tout son cœur le projeter loin, très loin d'ici, elle sent que l'appel d'air provoqué par ses mains devient bien plus que cela. Une brise, un souffle, une rafale se succèdent et c'est bientôt une vraie bourrasque qui percute le corps de Tenrar et le fracasse contre la porte d'entrée. *
/ Qu'est-ce que.../
* Une seconde s'écoule, et elle comprend ce qu'elle vient de faire. / De la... maîtrise?/ Elle sait que ce qu'elle subissait au quotidien n'est qu'une plaisanterie par rapport à ce qui l'attend. Les larmes qu'elle retenait roulent enfin sur ses joues et elle tombe à genoux, lessivée, sans un regard vers le père qu'elle vient de blesser. *