« Excusez moi, est ce que vous connaissez… euh… un dénommé Roxis ? Oui. Comme le roc. Oui, comme le chiffre six. Mais les deux ensembles. Non ? Oh… désolé de vous avoir dérangés alors… »
Je suis perdue. Je pensais que ça allait être plus simple, qu’il allait me suffire de revenir dans le Royaume de la Terre, de refouler le sol en terre battue pour retrouver les sensations et les souvenirs de deux années auparavant, lorsque j’étais venue à Hai Oukoku pour la première fois. Mais… je n’y étais pas venue seule, je ne m’y étais pas promenée seule, et je tenais la main rassurant de mon père qui connaissait les lieux.
J’ai quinze ans. Normalement, je suis censée être une adulte responsable, maintenant, ou quelque chose qui s’en approche. Mais non, je suis Marelle Acqwer, de la Tribu de l’Eau du Pôle Nord, et je suis aussi un peu… ailleurs. Parfois, Maman me disait pour rire que je devais être un peu un avatar, avec un pied dans le monde des Esprits, et un pied dans notre monde à nous. Jamais vraiment ici, pas vraiment ailleurs non plus. Mais maintenant elle ne me le dira plus, et c’est pour ça que je suis perdue.
Il faut que je reprenne les choses dans le bon ordre, parce que sinon je vais me mélanger, et déjà que dans ma tête tout n’est pas très clair, alors autant éviter de tout désorganiser un peu plus. Je suis née dans le Pôle Nord, de deux commerçants et pêcheurs. J’étais fille unique, mais ça suffisait déjà bien à mes parents parce que j’ai commencé à être difficile à gérer dès mon plus jeune âge. Je ne suis pas turbulente, non certainement pas. J’obéis lorsqu’on me demande quelque chose, je suis calme, je ne fais pas volontairement de bêtises… Qu’est ce qui cloche chez moi ? C’est justement ce « pas volontairement » dit un peu plus tôt… Je suis maladroite. Déjà, ça, ce n’est pas évident à gérer. Une petite fille qui ne fait pas trois pas sans tomber ou trébucher, ou faire tomber quelque chose, je ne vous explique pas la galère. Alors en plus, si vous faites en sorte que cette catastrophe ambulante est une maître de l’eau, vous comprendez que le hasard a un certain sens de l’humour. Voilà. Je suis donc maladroite, mais maître de l’eau. Heureusement, mon calme, ma patience, et mon côté un peu (beaucoup ?) dans la Lune colle assez bien avec cette maîtrise, toujours d’après mes parents. Mais ils ne me le diront plus.
Venons-en au présent. Je suis une Maître de l’Eau. Bien. Et je suis au beau milieu du Royaume de la Terre. Problème. Mon père était un commerçant, un pêcheur qui venait vendre ses poissons par ici, entre autres. Il y a deux ans, je l’ai accompagné pour la première fois, parce que j’étais une guérisseuse, du fait de ma maîtrise, et que je pouvais aider s’il y avait un problème. J’étais devenue une grande fille, aussi. Et donc, lorsque mes parents ne sont pas sortis vivants de cet effondrement de séracs le mois dernier, j’ai tout de suite pensé à venir ici, parce que j’entendais encore la voix de mon père me montrer un magasin et me dire de sa voir grave « Tu vois, Marelle, ici, il y a quelqu’un de ta famille. Si tu te perds en ville, je pense qu’il t’accueillera sans souci. C’est le fils du cousin du neveu de ta grande tante maternelle. » Il faut préciser que la famille, pour Papa, c’était très important. Et donc. Le sérac s’est effondré, il a glissé, et je n’ai pas eu le temps de demander à la glace d’épargner mes parents. Je me suis seulement épargnée moi. Et je ne pouvais plus rester au Pôle Nord. Je me sens trop coupable de ce qui m’est arrivé, je ne pouvais pas… ça ne se faisait pas. Alors j’ai repensé à cet endroit, à ce Roxis, à ce Rossink, son père, à ce cousin du beau frère de la nièce de… j’ai oublié la position de cette famille de la Terre dans mon arbre généalogique.
Voilà. C’est pour ça que je suis ici, avec un petit baluchon qui ne comporte que quelques objets qui me sont chers, quelques babioles, quelques pièces. Mon héritage, je l’ai laissé au Pôle, parce que je ne me sentais pas le droit de l’avoir. Je n’ai quelques habits, je n’ai que quelques affaires, et dès que l’occasion s’est présentée, j’ai faussé compagnie aux autres membres de la Tribu de l’Eau en leurs disant de ne pas s’inquiéter et de ne pas me chercher.
« Excusez moi… est ce que vous connaissez un dénommé Roxis ? »
« Roxis… hum… ça me dit quelque chose, allez donc voir dans la deuxième rue, à droite. Il y a un salon de thé, il me semble que l’un des serveurs s’appelle Roxis. »
« Merci ! »
J’espère qu’il voudra de moi. J’espère que c’est lui. J’espère… beaucoup de choses.