Nauja pianotait des doigts en rythme sur la table sur laquelle elle prenait appui. Le prisonnier du jour lui donnait du fil à retordre. Il n'avait aucune blessure grave en apparence, quelques ecchymoses, un œil au beurre noir boursoufflé. Mais il semblait à bout de forces.
-Tu ne veux toujours pas me dire quel était votre plan ?
Il la regardait de son seul œil encore valide et cracha à ses pieds.
-Comme tu voudras, tes camarades sont déjà à mi-parcours du traitement qui en feront mes petits chiens. La seule raison pour laquelle tu y as échappé jusqu'à maintenant était que je voulais gagner du temps. Tant pis, pour toi. Ta mort aurait été rapide et sans douleur.
Emmenez-le dans la cage.
Deux manteaux blancs le délivrèrent de ses chaînes, trop faible pour se débattre ou même tenir sur ses deux jambes, il s'étala presque par terre. Les gardes le rattrapèrent un peu tard puis le soulevèrent sans ménagement, comme s'il ne pesait rien. Puis ils l'emmenèrent dans les entrailles du Palais Citadin, quelque part au loin, où on ne l'entendrait pas.
De retour dans son bureau, elle reçut la visite du Chef Kaya.
-Bonjour, Madame. Comment vous portez-vous ?
-A merveille, je te remercie. Mais il m'a semblé t'avoir dit que je ne tolérais le vouvoiement qu'en public ?
-Ma mémoire me joue parfois des tours.
-Déjà ? Dire que je ne m'en sors pas trop mal pour mon âge. Enfin passons. Ont-ils parlé ?
-Non, pas encore. Ils sont endurants, on les a entraînés à nous résister. Ils connaissent nos méthodes. Cela n'augure rien de bon.
-Rien de plus que ce dont nous nous doutions déjà.
-Certes, j'ai pris des mesures supplémentaires. Nous relèverons nos collets d'ici peu. Ah, au fait, trois sages ont pris des initiaives.
-Hm ? Tiens donc ? Sur ton conseil, je suppose ?
-Pas vraiment, non. C'est à propos des élèves qui ont disparus. Il semblerait qu'ils se soient évaporés dans la nature, sans laisser de traces. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?
-Trop bien, oui. Mais ce massacre à la Falaise, c'était trop voyant, trop... démonstratif. Cela sortait trop de leurs habitudes. Des dissensions dans leurs rangs ?
-Nous ne savons que peu de choses. Mais nous en savions assez pour éviter à la Nation du Feu d'envoyer un troisième ambassadeur. Les Sourciers sont des gens prudents.
-Mais pas infaillibles. Ils n'en restent pas moins des hommes, et donc des koala-moutons qui suivent un chef charismatique qui a su les réunir et les unir sous sa bannière. Trouvez la tête et décapitez-la. Le mouvement s'essoufflera de lui-même. Il en a été ainsi pour les précédents, il en sera de même pour eux.
-Nous y travaillons, Kaya, je mobilise mes meilleurs agents dans ce but.
-Loin de moi l'idée de remettre en cause tes compétences, mon amie, je ne faisais qu'insister sur l'importance de la chose. Ni plus, ni moins.
Nauja soupira, agacée.
-Quelque chose te contrarie ?
-J'aimerai savoir pourquoi tu as informé l'ambassadeur de la Nation du Feu du contenu de la lettre que la Chancelière de Republic City t'a envoyé ?
-J'ai reçu un message de Gondhôl.
-Le Guru qui réside au Temple de l'Avatar ? Oui, je suis au courant. Qu'est-ce que cela vient-il faire dans l'histoire ?
-Bien que le contenu du message en lui-même soit obscur pour les profanes...
-Je peux en témoigner.
-Son... avertissement, son conseil, je ne pourrais le définir autrement, m'a donné matière à méditer sur son sens profond.
-Tu n'as aucune idée de ce que ça veut dire.
-Non, pas la moindre. Mais après un petit travail de mémoire, je me suis souvenue avoir entendu cette assertion pour le moins incompréhensible à deux reprises au cours de ma vie.
-Vraiment ?
-La première fut lors d'une des dernières visites de l'Avatar Aang. Gondhôl était déjà un homme et moi encore une enfant. Je ne me souviens pas des détails mais il est intervenu lors d'un discours de l'Avatar qui se réjouissait de voir que notre peuple restait uni malgré et à travers les épreuves. Que cela renforçait même notre lien.
-Et la seconde fois ?
-Peu de temps avant la mort de l'Avatar Aang, soit juste avant les Évènements de Republic City.
-Je vois. Pas vraiment où cela nous mène. Mais je visualise vaguement. Tu n'as pas répondu à ma question, ceci dit.
-Bien que je puisse me tromper sur le véritable sens du message de Gondhôl, j'ai le pressentiment que ce qui s'est passé il y a dix ans pourrait nous diviser alors que, dans un futur proche, nous aurons plus que jamais besoin d'amis et d'alliés.
Nauja expira lentement, retira ses lunettes puis se massa les yeux au travers de ses paupières closes. Elle se devait de reconnaître que malgré son expérience, elle ne pourrait jamais faire jeu égal avec Kaya. Elle n'était pas restée pendant quatre décennies à la tête du Pôle Sud pour rien, et certainement pas sans moyens ni ressources. Son apparence de gentille grand-mère faisait oublier qu'elle était une fine politicienne et tacticienne. Cette femme, certes âgée, n'était décidément pas à sous-estimer. Peut-être même qu'elle jouait sur ça, justement. Elle en était bien capable. Nauja se demanda alors si elle était toujours capable de merveilles avec sa maîtrise...
Elle s'éclaircit la voix et continua.
-Je t'enverrais un de mes agents pour prendre ton message.
-Inutile, j'ai déjà choisi la personne qui s'en chargera.
Nauja se redressa, posant un bras sur son bureau, la main repliée.
-Tu n'es pas sérieuse, j'espère ?
-Et pourquoi pas ? Elle a une bonne raison de se rendre à Republic City, sans éveiller trop de soupçons et elle est membre du Conseil. Elle sera traitée aux petits oignons. C'est parfait.
Oh, la vieille renarde !
-Tu vas l'envoyer là-bas sans la prévenir et seule ? Au moins dans la Toundra, tu sais que ce qui peut te tuer ! Elle n'a aucune expérience de la ville, et certainement pas de Republic City.
-Je comptais justement sur toi pour la prévenir.
-Je le sentais venir... Fort bien, je m'entretiendrais avec elle après la Confirmation. D'ailleurs, puis-je te présenter mes félicitations ou tu es du genre superstitieux ?
-Il ne faut savourer sa victoire qu'une fois déclarée officiellement. Mais je te remercie. Des pronostics ?
-Au vu des récents évènements, Tahla va se montrer au mieux difficile. Des échanges houleux et des éclats de voix sont à prévoir. Rien de menaçant donc, mais il vaut mieux rester prudent. En ce qui concerne Yahto, il a travaillé d'arrache-pied pour gagner des soutiens à sa cause. Deux ou trois l'ont officiellement rejoint mais il a semé des graines. Prudence donc. Ceci dit, les tribuns et les plébéiens apprécient la paix et la tranquillité que ta gouvernance leur apporte. Tu es un bon chef. Et ce n'est qu'une conclusion objective de l'avis général des conseillers. Certains plaisantent en disant que tu nous enterreras tous.
-Haha ! Que les esprits m'en préservent. J'ai déjà enterré plus de personnes qu'il n'est supportable de le faire dans une seule vie. Et un jour, ce sera à mon tour. Je ne m'apitoie pas sur mon sort, Nauja, je suis lucide. J'arrive à un âge que peu ont jamais espéré atteindre. Mais je n'en ai pas peur, pour ceux qui ont vécu autant que moi, ce n'est que le repos bien mérité après une longue journée de travail. Ce qui me fait peur, c'est ce qui se passera après. Je vous aurais laissé derrière moi. J'ai travaillé dur pour apporter la stabilité au Pôle Sud, j'ai peur que tout ce travail soit gâché, anéanti par celui ou celle qui me succédera.
-Même si tu nous quittais, parce que tu ne serais pas confirmé ou parce que ce serait ton heure, tu aurais encore une voix à faire entendre au conseil. Ton autorité et ta sagesse sont et seront toujours reconnues. Je m'en assurerai personnellement.
-Merci Nauja, cela me touche. Vraiment. Mais ce que je souhaite vraiment que tu fasses, c'est t'assurer qu'aucun incapable nous dirige, aussi puissant soit-il.
-Je comprends.
Nauja avait toujours éprouvé un profond respect pour cette femme. La légende et les ragots qui se racontaient étaient bien loin de la vérité. Personne n'était aussi dévouée au bien-être commun que pouvait l'être Kaya Iluak. Même si cela incluait de faire des sacrifices.
Kaya était grave, son expression tira les rides qui plissaient son visage. Nauja comprenait, mais elle avait ses propres méthodes et sa propre organisation. Il faudrait qu'elle médite tout cela à tête reposée pour étudier le meilleur angle d'attaque, la meilleure stratégie.
-Ah une dernière chose, Marashi Taka.
-Le conseiller de la tribu de l'Elk ? Oui, ils ont des problèmes avec la Femme-Loup.
-Peux-tu faire quelque chose ?
-Il faudrait que nous arrivions à la localiser afin de l'empêcher de nuire. Nous avons déjà essayé d'entrer en contact avec elle pour arriver à un compromis. Mais... les résultats n'ont pas été probants. Elle n'est pas vraiment ouverte au dialogue.
-Je vois. Agis au mieux, comme d'habitude. Je te laisse, tu as certainement plein d'affaires à traiter et moi de même. J'espère qu'à notre prochain entretien tu auras des nouvelles fraîches.
-J'en aurais.
Kaya se leva et lui serra la main avant de prendre congé. Nauja s'affala dans son fauteuil et relâcha son souffle. Elle estimait énormément la vieille femme mais chaque confrontation était épuisante nerveusement. Le Chef du Pôle Sud était comme un vétéran qui badinait de plans de bataille avec un collègue plus jeune. Il ne pouvait s'empêcher de faire des critiques implicites et d'essayer de tester ses limites.
Elle ouvrit son tiroir et sortit un cigare qu'elle alluma. Elle expira des volutes de fumée opaque.
Pourvu qu'elle nous enterre tous. Dans le cas contraire, nous serions amenés à vivre des temps bien sombres.